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 Umschulung, réfractaires et déserteurs alsaciens 1940 -1945
 


Germaine Martin : 1945, le retour de Weiler

Germaine GESSIER née MARTIN (1924). Illfurth (Haut-Rhin)

Originaire de Hagenbach (Haut-Rhin)

 

Après sa scolarité au Cours complémentaire d’Altkirch de 1937 à 1940, Germaine Martin, qui désire entrer dans l’enseignement, est admise dans un Lehrgang zur Abwicklung der Lehrerbildung  à la Mozartschule de Mulhouse (l’ancienne E.P.S), puis en 1942-1943 à la Lehrerbildungsanstalt (LBA) de Karlsruhe. Après avoir passé la « Staatsprüfung » en août 1943, elle est obligée de prendre du service comme institutrice en Allemagne et enseigne à la Volksschule (école primaire) de Weiler (Bodensee) du 1er octobre 1943 jusqu’à l’arrivée des troupes françaises. (avril 1945).

Le récit cité ci-dessous est un extrait d’un entretien biographique sur cette période de sa vie.


En « mission » pour la Ière Armée française

« Quand la Ière Armée française a occupé la région, je suis allée à Gaienhofen où les Français avaient établi un poste. Je leur ai dit que j’étais Alsacienne et que j’aimerais rentrer chez moi. Alors ils m’ont répondu qu’ils n’avaient aucun pouvoir de me rapatrier parce que nul ne leur prouvait que je n’étais pas une collaboratrice réfugiée à Sigmaringen. « On peut tout au plus vous embaucher comme AFAT ». Et ça, ça ne m’intéressait pas, d’ailleurs le métier d’AFAT avait mauvaise réputation et j’étais enseignante. Je suis retournée à Weiler. Et entre temps, on m’a contactée pour faire un travail d’interprète.

 

Le général de Lattre de Tassigny avait établi son quartier général dans la petite île, à Lindau. Il avait envoyé des délégations faire des relevés et des enquêtes sur toutes les ressources des communes la région. Alors, une équipe est venue à Moos, le capitaine s’appelait Daufesse et le lieutenant Rivière. Le maire ne les a pas compris et l’interprète militaire parlait lui-même assez mal l’allemand. Quelqu’un leur a dit: „In Weiler ist eine Lehrerin, die spricht Französisch“. Ils sont venus me chercher.

 

 

J’ai pu leur traduire ce qu’ils cherchaient dans les documents fournis par le maire. Alors, naturellement le pli était pris. Comme ils voyaient que je me débrouillais bien, ils m’ont emmenée de commune en commune, en me ramenant le soir à Weiler. Au début, je faisais l’interprète, puis j’ai collecté moi-même les données et j’ai établi moi-même le rapport.

 

Après, il y a eu Weiler, Iznang et plus loin. On m’a cherché, je traduisais et puis le soir, ils me ramenaient. Mais on est allée si loin que l’on ne pouvait plus me ramener le soir. Un soir, ils étaient en galante compagnie et ils m’ont oubliée à Hemmenhofen [près de Gaienhofen] sous un arbre. J’ai passé la nuit sous un arbre devant l’hôtel, parce les hôtels avaient été fermés. Le lendemain matin, am finfe ùmme, hat à Mànn üssem Fanscheter üsse geluegt ù het mir gsajt « Fräulein, sitzen Sie die ganze Nacht hier ? – Ja, man hat mich vergessen! „ Et il est entré dans l’hôtel, il a demandé pour moi un bain chaud, un petit déjeuner aussi et il l’a payé. On est allé aussi à Gottmadingen, à l’entreprise de machines agricoles et dans un village, Busingen je crois, qui est une enclave en territoire suisse et qui pendant toute la guerre a été préservée.

 

Le retour en Alsace par la Suisse

Quand j’ai su que les Suisses avaient rouvert la frontière, je suis passé à pied par le poste frontalier de Konstanz-Kreuzlingen. La frontière n’était ouverte qu’aux piétons. Kreuzlingen est tout près, en face de Konstanz.

 

Donc j’ai passé cette frontière et je me souviens d’une grande déception, parce que les troupes d’occupation, vous savez, ce n’était pas des patriotes purs et durs, c’étaient tout ce que vous voulez, ils m’ont pris dans mes valises ce qui avait quelque peu de valeur, entre autres un petit gilet que j’avais tricoté avec des bouts de laine de toutes les couleurs et qui était fort joli. Ils l’ont offert à leur femme sans doute, je en sais pas, s’isch Krieg gsi !

 

Et je me vois encore, dans le camp de Kreuzlingen. J’étais dans une baraque en bois, au milieu, mon lit, c’était un tas de paille. Et là, j’ai vu toute l’horreur de la guerre en quelques jours, il y avait des rescapés du camp de Dachau et de Theresienstadt. J’ai découvert ce que je vous ai dit, des rescapés de partout, de Dachau, ils portaient encore leur uniforme rayé. Il y en a surtout un qui m’a ému ; il avait les deux jambes ressoudées de côté. Ils ont raconté alors qu’on l’a fait monter sur une échelle, on a renversé l’échelle, il est tombé. Cet homme s’est brisé les deux jambes, on l’a laissé sans soins. Alors ses jambes se sont soudées de travers. Il marchait à l’aide de béquilles. Et des têtes tondues, et des blessures auxquelles on ne pouvait même pas croire.

 

Mais je n’ai pas eu beaucoup de contacts, j’ai eu la trouille des poux, j’avais un petit foulard, je me suis mis ce foulard serré autour de la tête. Je suis restée là une huitaine de jours. Jusqu’à ce qu’un train spécial de la Croix-Rouge ait été constitué.

 

Le train de la Croix Rouge n‘a pas passé la frontière. C’est un train suisse. On a débarqué à Bâle, il y avait encore un ou deux autres Alsaciens. On nous a embarqués dans un petit bus. Et on était au maximum 3 ou 4 personnes. On nous a amenés à Mulhouse, à la caserne Coehorn, qui était le centre de ramassage, de rapatriement et on nous a épouillés ! D’abord douchés de la tâte aux pieds, ensuite épouillés. Et c’est la première fois que j’ai vu les boîtes que les Américains ont apportées, pour nous asperger. De la tête aux pieds, même les parties intimes. Tout y a passé. Et après, je suis rentrée chez moi, aussi par car. Je n’ai pas eu d’entretien. On ne m’a rien demandé et j’ai dû sans doute donner des indications au personnel. Sûrement. Si j’ai une carte de rapatriement, elle est là, dans le dossier que j’ai préparé pour vous. C’est tout mon dossier.

 

Je suis revenue ainsi de Weiler fin mai 1945, après être restée à Kreuzlingen en « camp de ramassage» ou camp d’accueil (Auffanglager) pendant une huitaine de jours.

 

 

Annexe

Contexte historique

Le point frontière entre Konstanz (Allemagne) et Kreuzlingen a été le point de passage le plus important entre l’Allemagne et la Suisse au cours des deux guerres mondiales. Du 18 avril au 8 mai 1945 : 50000 entrants dont la moitié sont des Français.

Le Comité international de la Croix Rouge (Internationales Komitee vom Roten Kreuz IRKK) a été la cheville ouvrière des rapatriements sanitaires, des rapatriements ou échanges de prisonniers de guerre, des sorties de personnes déplacées et contraintes au travail (par ex. STO).

Cette action, qui a fonctionné au cours de toute la seconde guerre mondiale, a atteint son point culminant entre janvier 1945 et la fin de la même année.

Entre le 15 avril et le 30 juin, plus de 34 colonnes de camions partis de Kreuzlingen ont transporté à l’aller des médicaments et de la nourriture en directions des camps de concentration et au retour les prisonniers ou déportés libérés des camps. (Raggenbass Otto (1985) : Trotz Stacheldraht. 1939-1945 : Grenzland am Bodensee und Hochrhein in schwerer Zeit, p.. 57). Peu avant l’arrivée de l’armée alliée et des troupes françaises, la Suisse accepte d’accueillir 2000 prisonniers de guerre (la demande lui en avait été faite pour 5000) (Raggenbass : 59). Il y aurait eu jusqu’à 23 481 rescapés à passer entre le 15 avril et le 30 juin 1945 par Kreuzlingen et entrer en Suisse pour y être soignés. Un train spécial a amené des rescapés de Theresienstadt le 7 mai 1945 (Gilles Forster : « Transit ferroviaire à travers la Suisse (1939-1945) »Publications de la CIE. Chronos Verlag, 2001, p.23)

D’après les textes et la documentation photographique réunie, le camp d’accueil de Kreuzlingen était placé sous la responsabilité de l’armée suisse (Commandement territorial 7) et a ouvert le 24 avril 1945 sous la direction du capitaine Ernst Hanselmann et de Emma Ziegler, directrice du Service féminin en Suisse (Frauenhilfsdienst) (Raggenbass : 61). Le camp avait été établi sur le terrain de football de la Konstanzer Strasse, en face de la fabrique de savons. On y a aménagé de grandes tentes semblables à des tentes de cirque. Un contrôle médical et un centre de soins  pouvaient accueillir les réfugiés. Les photographies montrent aussi quelques baraques.

La Ière Armée française commandée par le Général De Lattre de Tassigny prend possession du pays de Bade sud – entre Bâle et Bregenz – entre le 24 et le 26 avril. Elles atteignent le lac de Constance les 25 (Radolfzell) et 26 avril (Konstanz). Occupée dès le 30 avril, la ville de Lindau se livre aux troupes françaises sans résistance. Bregenz est prise le 1er mai.

Fermeture temporaire de la frontière suisse

En application d’une décision prise le 13 avril 1945 par le Conseil fédéral, la Suisse ferme le 19 avril suivant tous les points frontières entre Bâle et le lac de Constance, plus précisément entre Petit-Huningue (Klein Hüningen) et Altenrhein, à la frontière avec l’Autriche. La frontière est aussi fermée à Kreuzlingen. Konstanz est déclarée ville ouverte. Le 26 avril, peu avant l’entrée des troupes françaises, la Suisse ouvre la frontière pour permettre l’entrée en Suisse et l’internement en Suisse des troupes qui défendaient la ville (près de 150 hommes) (Raggenbass : 135). La mesure est partiellement levée en trois étapes, les 6, 14 et 15 mai. (Lasserre André (1995) : « Frontières et camps. Le refuge en Suisse de 1939 à 1945 ». Editions Payot, Lausanne). L’armée suisse assure alors le contrôle de la frontière. Seuls cinq, puis huit couloirs restèrent ouverts aux fugitifs, pour un contrôle strict qui réserve l’admission en Suisse aux réfugiés non allemands, dont environ 10 000 Français en transit.

Le 18 mai, le passage frontière est encore fermé aux frontaliers allemands.  Le commandement allié refuse l’ouverture des passages. Les autorités suisses ont fait édifier deux barrières espacées de 30 m et d’une hauteur de 23, avec des barbelés.

 D.M.

11-10-2014

 

(c) Daniel Morgen

 

 

 


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